Depuis quelque temps, la conquête spatiale, au sens de l’exploration humaine ou de l’exploitation économique a le vent en poupe (1). On reparle d’aller chercher des métaux sur les astéroïdes et l’on envisage la construction d’une station spatiale en orbite lunaire (2), sans oublier bien sûr, le rêve ultime pour ce siècle que constituerait l’arrivée d’un homme sur Mars.
Au risque de décevoir quelques fans d’astronomie, quelques admirateurs d’Elon Musk ou, plus largement, tous les partisans d’une technologie triomphante, je fais le pari inverse : nous n’irons pas sur Mars.
Nous n’irons pas sur Mars, parce que c’est trop compliqué, trop cher, trop au-dessus de tout ce que nous avons fait jusqu’à présent et de tout ce que nous savons faire. Nous n’irons pas sur Mars parce que cela supposerait une rupture technologique que rien ne laisse entrevoir.
Aller sur Mars est bien différent d’aller sur la Lune. La distance minimum de Mars à la Terre - un peu plus de 50 millions de kilomètres - représente une centaine de fois celle qui nous sépare de notre satellite, mais les lois de la mécanique céleste nous interdisent d’y aller en ligne droite et nous imposent une trajectoire balistique (une demi orbite solaire ayant pour périhélie l’orbite terrestre et pour aphélie l’orbite martienne) soit un parcours environ 1 000 fois plus long que le trajet Terre-Lune. Autant prétendre que l’on va traverser l’Atlantique à la nage et sans assistance au prétexte que l’on a fait une fois trois kilomètres en longeant la côte.
L’illusion du progrès
Nous sommes aveuglés par le progrès technologique, oubliant qu’il s’applique pour l’essentiel à un domaine restreint, celui de l’électronique. Certes, les avancées de l’électronique et de l’informatique ont incontestablement permis un pilotage plus précis des sondes ainsi que la réalisation de caméras et d’autres appareils de mesure plus petits, plus fiables et de meilleure qualité ; nous le constatons à l’occasion de chaque nouvelle mission. Mais un lanceur reste avant tout un appareil mécanique, dont 95 % de la masse est constituée de carburant et la quasi-totalité du reste de tôles, d’éléments de structure et de plomberie. Aucun progrès déterminant n’a été fait en ces matières.
Aujourd’hui, 50 ans après le premier survol de la Lune par des hommes en décembre 1968, c’est toujours la même fusée, Saturne 5, qui détient le record de puissance en terme de charge utile et le record d’efficacité (masse satellisée / masse du lanceur). Une fusée qui n’a d’ailleurs connu aucun échec, ce dont bien peu de lanceurs peuvent se vanter. Saturne 5 comportait deux étages (sur trois) fonctionnant à l’hydrogène, c’est-à-dire quasiment avec le carburant offrant la plus grande vitesse d’éjection possible, gage d’un bon rapport puissance / poids (3). Nous n’avons rien fait de mieux jusqu’à présent. Les systèmes de propulsion électriques parfois évoqués ne sont adaptés qu’à de toutes petites puissances, les cantonnant pour l’essentiel aux manœuvres d’orientation et non à la propulsion. Ne parlons plus de la fourniture d’énergie par des réacteurs nucléaires comme cela avait été envisagé dans le cadre du programme Nerva, cela n’est plus d’actualité, les opinions publiques ne l’accepteraient plus.
Nous ne disposons pas aujourd’hui de fusée suffisamment puissante et suffisamment efficace. Bien sûr, l’assemblage partiel d’un vaisseau en orbite permettrait de contourner quelque peu le problème, mais au prix d’une complexité et d’une multiplication des lancements au coût probablement astronomique.
Le coût
Permettre à douze hommes de passer quelques heures sur la Lune a coûté environ 200 milliards d’euros d’aujourd’hui, que coûterait d’aller mille fois plus loin à une expédition forcément beaucoup plus lourde devant emporter plus de monde et des réserves (énergie, eau, aliments, oxygène…) pour une durée environ 80 fois plus longue ? Les problèmes budgétaires et la dette abyssale de la plupart des pays développés ne plaident pas pour des dépenses inconsidérées en matière spatiale. Nous sommes là sur des ordres de grandeur sans commune mesure avec tout ce qui s’est fait.
Les problèmes humains
Côté astronautes, les risques pour leur santé et même leur vie sont immenses et aucun ne peut être aujourd’hui considéré comme maîtrisé. Au choix, problèmes cardiaques (absence de gravité), ostéoporose spatiale (absence de gravité), graves dégradations oculaires (rayonnement cosmique, aplatissement du globe oculaire et vue confinée), pertes musculaires (absence de gravité), difficultés d’équilibre (absence de gravité)… Bien entendu, l’importance des lésions et leur irréversibilité croissent avec le temps passé dans l’espace.
Dans les conditions aujourd’hui envisageables, un voyage sur Mars demanderait environ 18 mois (6 mois pour l'aller, 6 mois pour le retour plus 6 mois sur place pour attendre une configuration adéquate des planètes). Nous ne savons pas maintenir en forme des hommes aussi longtemps dans l’espace (le record pour un vol continu est détenu par Valéri Poliakov qui y est resté 14 mois d’affilée). Chacun a pu voir que les cosmonautes revenant d’un long séjour sont incapables de marcher et donc tout aussi incapables de mener à bien une mission sur le sol d’une planète.
A ces questions de dégradation progressive des capacités physiques s’ajoute le risque d’être tout bonnement tué par le vent solaire en cas d’éruption majeure de notre étoile. Ces éruptions ne sont pas prévisibles et aucun blindage ne saurait sérieusement nous en préserver. Même non mortelles sur l'instant, elles induiraient à terme un risque de cancer non négligeable.
Dernier élément humain mais tout aussi imprévisible : la santé psychologique d’un équipage confiné, éloigné et sans espoir de retour rapide. Dans la station spatiale, les équipages sont en contact permanent avec le sol où des psychologues les lient à la Terre, les rassurent et savent désamorcer les conflits (parfois parait-il en détournant vers eux l’agressivité qui pourrait exister entre astronautes). Là aussi, en cas de problème, la conscience de cette contrainte – pas de retour possible - peut justement contribuer à rendre l’adaptation psychologique au confinement et à la promiscuité beaucoup plus délicate. Une maladie ou un accident d’un astronaute nécessitant une opération chirurgicale lourde, pourrait être synonyme de mort certaine, rendant ainsi la vie impossible au reste de l’équipage et la bonne tenue de la mission totalement aléatoire.
La pollution de la planète Mars
Autre problème, depuis les premiers atterrissages américains (les sondes Viking en juillet 1976) chaque engin destiné à se poser sur la planète rouge est scrupuleusement désinfecté de façon à n’apporter aucun germe terrestre et à ne pas polluer un environnement dont certains pensent qu’il pourrait héberger des traces de vie ou au moins de vie fossile. Il va de soi qu’avec l’arrivée d’hommes sur Mars, tous ces efforts faits depuis 40 ans seraient en un instant réduits à néant.
Toutes ces difficultés expliquent pourquoi, malgré moult velléités, américaines notamment, aucun projet en la matière n’a dépassé le stade de l’intention floue depuis la fin du programme Apollo. Ces renoncements ne sont pas le fruit du hasard, mais bien de la confrontation au réel.
La durabilité de notre société
Avec un peu de pessimisme, mais sans doute aussi de réalisme ajoutons qu’une raison extra-astronomique vient obérer la possibilité d’un voyage martien, c’est que notre monde va mal. Le temps n’est plus à ces grandes envolées optimistes. De plus en plus d’analystes estiment que les conséquences de la surpopulation et de la destruction des équilibres écologiques de la planète risquent très probablement de conduire à un effondrement sociétal (4) au cours du siècle. Dans ce cadre, un voyage martien qui suppose au contraire une continuité de toute l’activité industrielle mais aussi une certaine stabilité sociale est tout bonnement inenvisageable. Trop tôt nous ne serons pas prêts et plus tard nous ne serons sans doute plus en mesure de le faire. Nous n’irons donc pas sur Mars au cours de ce siècle.
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(1) Voir La Recherche, numéro 536, juin 2018, p. 83 à l’occasion de la critique du livre de Jacques Arnoud ; Oublier la Terre ? La conquête spatiale 2.0
(2) Voir Science et Vie, numéro 1210, juillet 2018 p. 104 : Station orbitale lunaire : enquête sur un nouveau rêve.
(3) La poussée résulte du produit de la masse des gaz éjectés par la vitesse d’éjection d’où l’importance de ce facteur. On raisonne parfois aussi en termes d’impulsion spécifique.
(4) Voir « Collapse » de Jared Diamond ou « Comment tout peut s’effondrer » de Pablo Servigne.
Enfin, même une simple simulation du séjour sur Mars rencontre parfois bien des difficultés.